Manifeste deletere pour un nouvel art expérientiel

La réalité c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire.
Philip K Dick

Nothing Is True, Everything is Permitted.
Hassan-i Sabbah

Spectateur : Témoin d’un évènement ; personne qui regarde un spectacle.

Transformer le spectateur en acteur et le placer au cœur de l’expérience. Voilà en quelques mots simples, une façon de définir l’art expérientiel tel qu’envisagé par deletere. Cette proposition semble acceptée par tou.te.s au premier abord. Qu’il s’agisse des arts contemporains, des arts dits « vivants », ou des arts et pratiques artistiques en environnements numériques, chacun.e est d’accord pour déclarer officiellement ouvert « l’ère de l’accès à l’expérience de l’art par le public ». Visiter une exposition, aller à un festival, voir un spectacle suppose une mise en situation qui permet de « vivre » pleinement l’expérience artistique proposée par ses créateur·ices. Pourtant, souvent figé dans une posture d’observateur·ice, le spectateur·ice, comme son nom l’indique, ne s’investit pas. Il et elle reste hors de l’œuvre. Exception faite de quelques œuvres, le public, la plupart du temps, est tenu à distance. Il ne peut expérimenter qu’une toute petite part de la création proposée : la part intellectuelle. Même si le travail des artistes fait appel aux émotions, celles-ci sont généralement générées de manière passive. Pour les artistes comme pour le public, il n’est pas facile de lâcher prise. Cela demande beaucoup. L’artiste, dans la plupart des cas, souhaite garder le contrôle de son œuvre. Le public pour sa part se sent rassuré dans la position de spectateur·ice passif·ve. « Lâcher prise », aussi galvaudée que soit l’expression, c’est une discipline. C’est aussi une attitude que beaucoup d’artistes connaissent bien, mais que peu partagent avec leur public. Accepter l’indicible, accueillir l’imprévu, c’est pourtant ce qu’offre l’accès à l’art. C’est le cadeau de l’artiste au monde. Depuis sa création en 2011, deletere privilégie l’implication, le partage et l’expérience, de préférence à l’observation. Préfère l’action à l’observation. Pourquoi ? Comment ? C’est tout le sujet de ce manifeste.

Faire commun / Vivre / Expérimenter

On a coutume de dire que l’art se nourrit d’expérimentations. On oublie souvent que l’expérience de l’art partage également ce processus : que ce soit émotionnellement ou physiquement, l’accès à une œuvre d’art demande un investissement, intellectuel bien sûr, mais parfois – souvent – également physique. L’expression « vivre une expérience artistique » correspond à la façon dont notre esprit, notre sensibilité, notre imagination, c’est-à-dire la partie cérébrale de notre corps, reçoit cette expérience. L’art expérientiel lui, conçoit ce moment de manière holistique, dans un engagement égal du corps et de l’esprit. Il s’agit de faire vivre l’œuvre par le spectateur·ice devenu·e acteur·ice. Ici, le public est immergé dans l’œuvre, il en fait partie. Mieux, l’œuvre n’existerait pas vraiment sans lui. Encore mieux, l’œuvre ne serait rien sans la connexion « expérimentateur·ice / acteur·ice > œuvre/ expérimentation ». Une équation où l’importance de la personne qui vit l’œuvre est en tout point égale à l’œuvre elle-même. L’art ici est envisagé comme un processus de don, un acte généreux, où l’artiste ne se tient pas « au dessus » de son public dans une attitude supérieur, mais où il partage une expérience ouverte à tou·tes.

Pour un art véritablement immersif

Les technologies actuelles du divertissement telles que la réalité virtuelle, les métaverses ou les productions pour dômes, sont envisagées comme le summum de l’immersion. Qu’en est-il vraiment ? A de rares exceptions près, la production dans le domaine de la réalité virtuelle enferme les spectateur·ices dans un simulacre du réel, sans leur laisser la chance de vivre réellement l’expérience. Bien sûr certaines œuvres sont plus généreuses mais elles sont rares. Le nouvel eldorado du metaverse est un autre symptôme de l’éloignement de l’art. Un lieu où l’on cultive son individualisme, au même titre qu’on le faisait auparavant sur les forums (qui n’excluent pas l’empathie), mais en donnant une forme digitalisée, une personae graphique, à l’amas de bits, 0 et 1 qui composent nos données. Le spectacle pour dôme, aussi inspiré soit-il, est une autre proposition d’immersion tronquée. Peut-on vraiment parler d’expérience, autre que visuelle et auditive, dans l’immersion au sein d’une simple diffusion de contenu à 360° en sus de la forme frontale généralement utilisée au théâtre ? Surtout si l’on tient compte du fait que, bien avant l’apparition des dômes, des œuvres présentaient déjà des spectacles à 360° (les dioramas célébrants des faits de guerre du 19ᵉ siècle par exemple, ou, dans un autre registre, celui de la peinture, les Nymphéas de Monet). Rien ici, n’indique que le public, l’individu, va vivre une véritable expérience immersive faisant appel, à la fois à nos cinq sens, et à notre cerveau avec tout ce qui le compose (mémoire, imagination, émotion, etc.). Sur ces bases, deletere propose à son public de s’engager. De « vivre avec le trouble » comme dirait la chercheuse américaine Donna Harraway. De ne faire qu’un·e avec l’œuvre, de s’inscrire dans son histoire, son scénario (s’il y en a un), de se mettre en danger parfois. Cela demande un effort, c’est parfois (souvent) perturbant, mais l’on en sort parfois (souvent) trans-formé.

L’accès à d’autre[s] réalité[s]

Cette volonté s’illustre depuis sa création dans les diverses démarches, œuvres et scénarios, élaborés par deletere au cours des temps de programmation régulièrement mis en place par le collectif. Qu’il s’agisse de TECHNOMANCIE (1 & 2) ou de RÉALITÉ[S]² (1, 2 … et 3, en écriture), c’est toujours l’expérience qui prime. Pris dans les mailles d’un scénario qui laisse souvent la place à l’improvisation (et pour cause, l’art expérientiel est tributaire des réactions, émotions, contributions du public qui participe), les spectateurs·trices deviennent pleinement acteur·trices de l’œuvre qui se joue devant – et avec – eux.elles. L’équipe, Adelin Schweitzer, Fred Sechet, Naoyuki Tanaka aka NAO, Lucien Gaudion, Gaëtan Parseihian et Magdeleine Groff, ainsi que les différents partenaires intervenant·e·s¹, bâtissent un univers physique qui tient tout autant du meta(physique) que de la pata(physique), au sein duquel il est nécessaire, ou au moins conseillé, de se laisser emporter pour goûter pleinement ce dérèglement des sens proposé par les artistes présent·es.

L’avènement d’un troisième type

Qu’il s’agisse de l’occultation canularo-scientifique du Test Sutherland conçu par Adelin Schweitzer et Fred Sechet, une expérience de désorientation technopoétique à base d’occultation progressive de la vue – et de négociation/collaboration entre les participant·es, ou de Proserpine de Sabrina Calvo (avec le soutien technique de Naoyuki Tanaka), une exploration de notre « femme intérieure » symbolisée par la traversée d’une robe monde (un monde intérieur-extérieur en réalité – virtuelle ou pas – qui serait l’expression mythologique de la libération inhérente à l’émancipation du construct social du genre), en passant par Transvision de Gaëtan Parseihian & Lucien Gaudion, pure expérience de plongée chamanique dans les tréfonds du moi-intérieur en apesanteur, une performance audio/tactile portée par la puissance des ondes sonores et les manipulations physiques de deux excentriques chercheurs en sciences vestibulaires, toutes les propositions offertes se vivaient comme l’expression de la volonté du collectif : celle de « libérer le spectateur-captif » pour laisser place « au public actif » et de participer ainsi à la naissance d’un troisième type : « le publicartiste ». Mais pour cela, il fallait inventer une nouvelle RÉALITÉ et même des RÉALITÉ[S]² capables d’accueillir cette liberté.

Dérives, délires et nécessaires déviations

Composer une trame (dé)cohérente, un ensemble lubrifiant et unifiant qui plonge les participant.es dans un demi-monde à la fois perturbant et fascinant, mystérieux et sensible, cryptique comme un film de David Lynch, magique comme du Lewis Caroll, telle était la mission de Diane Bonnot, comédienne et médiatrice, à la tête d’une équipe de médiation (Camille Radix et Elodie Richard) qui allait tisser les liens d’une narration globalisante tout en laissant libre cours aux fantaisies individuantes de chacun.es. Cet exercice de création de médiation (ou de médiation de création) participait à l’immersion des spectateur·trices-acteur·trices dans un rabbit hole de propositions déstabilisantes au sein duquel le public-artiste (in)volontaire s’enfonçait (parfois à son insu). L’environnement privilégié du Couvent Levat – élément à part entière de cette curation-création – était également mis à contribution et constituait un décor idéal pour les dérives, délires et nécessaires déviations proposées par l’équipe de médiation créative comme autant de sas de décompression.

RÉALITÉ[S]² s’imposait ainsi comme une œuvre globalisante composée de modules immersifs fantaisistes et subversifs, liés par une narration subjective et participative dans laquelle toutes et tous – public comme artistes – étaient invité.es à s’investir. L’ensemble, forcément kaléidoscopique, s’avérait une expérience à part entière, un moment suspendu dans le temps et un exemple de création inclusive rarement proposée. C’est pourtant bel et bien là, dans ce repli marseillais, que se trouve la vraie création artistique, à base de sensible, de refus de la norme, de coopération, de transgression et d’ouverture. Un vrai art expérientiel, pour tout.es, qui ouvre de nouvelles portes de la perception.

1 : Au fil de sessions et des années : Marie Lienhard, Damien Sorrentino, Grégoire Lauvin, Clémence Doutre, Pascale Leblanc Lavigne, Matthieu Bertea, Jean-Marc Duchenne, Luce Moreau, Brane Project, Pina Wood, Hélios Mikhail, Frédéric Devaux, Fenshu, Hank !, Elena Biserna, Ewen Chardronnet, RYBN, Yann Minh, Jenny Abouav, Huimin Wu, Guangli Liu, Sabrina Calvo, Laurie Bellanca, Robert Kieffer, Diane … et son équipe.