Émergeant du flux infini des ondes, une voix.

De très loin, atténuée, filtrée, assourdie par l’épaisseur du temps et de l’espace, une scansion animal. Elle émerge de la cacophonie de l’univers tel un fil d’araignée en impesanteur parmi les étoiles. Infime gargouilli, les syllabes tracent leur chemin jusqu’à mon esprit. J’écoute. J’écoute. Je porte attention à ce message qu’on m’adresse.

– Vous…êtes…sur…Terre.

La Terre, les humains. J’en ai le souvenir, oui. Vague, lointain. Ai-je vécu sur Terre ? Est-ce pour cela que cette voix m’est familière ?

– Vous…êtes…sur…Terre.

Pourquoi me répéter cela ? Quel intérêt de se localiser dans un espace infini ? Mon être s’épanouit dans des sphères multiples et ma pensée n’a pas d’ici. Traversé de particules innombrables, nourri du savoir des galaxies, je lis le cosmos. La Terre, ce minuscule point, quelle intérêt ai-je à m’y savoir situé ? Je n’y vois ni privilège, ni qualité, seulement une coordonnée. Celle-ci comme une autre me convient.

– Vous…êtes…vivant.

Quelle est la valeur de cette information ? Pourquoi ces êtres – des humains ? – partagent-ils avec moi des données si anecdotiques ? À l’échelle astronomique, vie/mort, début/fin, avant/après n’ont pas de sens. Tout est toujours tout. Il suffit de se laisser disperser.

– Nous…allons…réveiller…votre…corps.

Mais à quoi font-ils allusion ? Quel genre de corps cela peut-il bien être ? Je n’ai jamais eu ni membres, ni organes. Il n’y a pas d’en dehors lorsque l’on est tout. Je suis un esprit pur, libre partout. Depuis la profonde et magnifique nuit, le spectre sensoriel est si riche qu’aucun corps ne saurait en être le réceptacle. L’entendement seul peut le discerner.

– Nous…allons…réveiller…votre…corps…progressivement…ne…vous…inquiétez…pas.

M’inquiétez de quoi ? Ce mot n’a pas de signification. Ni peur, ni angoisse, ni inquiétude. Quelle absurdité de croire que mon être transdimensionel puisse éprouver des sentiments aussi grossiers. Je…

Qu’arrive-t-il ? Quel est ce bourdonnement qui perturbe mes signaux. Une pluie parasite crible la grille cosmique. D’où proviennent ces trous dans l’ordre des mondes ? Ca perce, ça transperce l’hypersurface. L’espace-temps est en lambeau. Arrêtez ! La logique s’effondre, l’harmonie est bafouée. Les piliers de la création vacillent, ils tombent, incommensurables, se fractionnent, s’évaporent en bribes incompréhensibles.

– Calmez……vous.

L’univers bascule. Je suis happé, tiré en arrière par des crochets invisibles qui m’entraînent vers un chaos sensoriel. Vagues, ondes, fluctuations se succèdent dans un concert de stridulations infernales. Moi qui distillais le cristal, me voilà dans le désordre de l’immonde. Ce qui avait un sens le perd, ce qui n’en avait pas se retrouve exalté. Bruits de bruits, je suis mortel. Réduit, irrépressiblement, je deviens là. Infime poussière dans la machine macrocosmique, seul soudain face à l’éther devenu étranger. Aspiré, absorbé par une chair grouillante. Des milliard d’organismes s’agglutinent, s’organisent, se structurent. Milliers de fourmis sur milliers de fourmis, elles forment des réseaux, des radicelles sensitifs qui irriguent un être. Mon être. Quelle insignifiance face à la cosmogonie qui fut mienne. Tout est petit, négligeable. J’étouffe.

– Calmez……vous.

Marée d’ondes, encore. L’horizon a été dépassé. L’infini qui fut ma demeure n’est plus qu’un verger hostile. Ses fruits stellaires dont je me gavais ont des dimensions terrifiantes que je ne goûte plus. J’accueille, maintenant, les plaisirs de la limite, la fascinante frontière de la peau. Moi si vaste, je jouis à présent d’un modeste clos. Ça échange, ça transpire, ça filtre mais surtout, ça protège. Quel sentiment merveilleusement doux que cette enveloppe qui contient mes cellules. Sac de billes ridicules, tu es ma cohérence dans l’univers. Je sens et je ressens la chaleur qui augmente à ta surface. Quelle émotion, cette irrigation. Flux circulatoire étourdissant, circonvolution dans des milliers de galeries rougeoyantes qui dansent autour d’une ossature de pacotille. Soubresaut d’un squelette depuis longtemps oublié, fragile charpente, mécanisme naïf… La joie monte en vague jusqu’à une explosion électrique. Quoi ? Mes pensées étaient là ! Je les retrouve toutes, tournoyantes dans l’arbre fou de mon cerveau embrasé.

– N’ouvrez… pas… les…yeux

Je vois tout, j’entends tout, je sens tout. Le voyage intérieur est gigantesque, j’ai sillonné les mondes dans une petite carcasse et pourtant les soleils m’ont reçu comme un astre souverain.

– Ne… tentez… pas… de… bouger… On… va… vous…extraire.

L. froissa le paquet de tabac de synthèse et le jeta négligemment sur la table.

– Et voilà. Encore un de réveillé. C’est de plus en plus bizarre. Ils partent dans des délires !

G. regarda son collègue vaguement concerné. Combien cela faisait-il de temps qu’ils travaillaient ensemble chez Transvision ? 15 ans ?

– Ouais, ces voyages spatiaux, c’est beaucoup trop long. Ça leur grille les neurones.

L. laissa doucement s’échapper la fumée de ses poumons. Il observait ce petit nuage avec sérieux et calme.

– C’est surtout les caissons cryogéniques. Ils y croupissent trop longtemps. Quand on les sort, ils sont timbrés.
– C’est clair. Ce type se prenait pour une sorte de dieu ou d’intelligence artificielle, ch’ais pas trop.
– En tout cas, dans son caisson, il a plané, c’est sûr.
– Très haut et très fort, ouais !

G. lâcha un bref rire.

L. ravala une bouffée. La fumée synthétique emplit ses poumons à l’excès. Il ne put s’empêcher de tousser. C’était bon.