Lundi 16 janvier : Tatonner

La lumière est diffuse pour une journée d’hiver.

En remontant le quartier des Réformés-Longchamps à Marseille, les serveurs dressent les premières tables pour les client.es du midi, pressé.es de trouver la place idéale au soleil. En descendant le tunnel de la rue Benedit, les idées défilent dans ma tête comme à chaque fois que je m’apprête à tester quelque chose de nouveau.

Je suis pressée de découvrir et d’expérimenter le nouveau projet du collectif deletere installé au Couvent Levat. Une fois encore, ce collectif d’art numérique à l’imaginaire foisonnant revient avec Réalité(s)² – projet immersif menant les spectateur·ices à expérimenter des performances, mêlant tantôt réalité virtuelle, son et expérience tactile, le tout accompagné d’une dramaturgie nous propulsant dans une tout autre réalité.

L’année dernière, j’ai eu la chance de tester la première étape de ce projet artistique innovant. Je me rappelle en être sortie grandie, émue, quelque peu bouleversée tant elle m’avait permis d’opérer un véritable lâcher prise. Aujourd’hui, je sais que les performances vont être toutes autres. Plus de repères. Juste se laisser surprendre par la puissance créative.

Une fois arrivée au Couvent, je suis prise en main par le groupe d’auteur·ices réunit pour tester les nouvelles performances et écrire sur leur expérience. Je suis alors gagnée par un sentiment de confiance et mon empressement, ma curiosité s’attise à mesure des conversations.

A cette étape, nous sommes invité.es à découvrir la structure en tissus de la pièce écrite par l’autrice Sabrina Calvo, restée en résidence quelques semaines au Couvent Levat. Pour Proserpine, l’artiste a fait le pari de mettre en place une messe punk dans la Chapelle du Couvent, le tout en reprenant les contours de ce mythe antique dépeignant l’enlèvement du personnage de Proserpine. Les spectateur·ices seront alors émergé.es dans ces entrelacs de pièces textiles labyrinthiques, entouré.es de plusieurs performeur·euses. Il n’en fallait pas moins pour m’emballer et me pousser à m’inscrire à la prochaine session pour tester cette œuvre.

Jeudi 19 janvier : Plonger

Il est 10h. Dans mon atelier situé dans le quartier de la Joliette, je m’active à finir la dernière version d’une enquête sur laquelle je travaille depuis plusieurs mois. La deadline est dans quelques heures mais seul hic, je suis totalement ailleurs. Je ne fais que penser à l’après-midi qui m’attend au Couvent. Je vais pouvoir enfin tester les nouvelles performances du collectif, le Test Sutherland, projet porté par Adelin Schweitzer et Frédéric Sechet et Proserpine de Sabrina Calvo.

Dans la nuit, nombreuses sont les images qui me sont apparues. Des flashs du Réalité(s)² précédent revenus en pagaille dans mon subconscient comme pour me secouer juste ce qu’il faut avant d’amorcer le voyage.

14h. Je me hâte au Couvent Levat et me perds dans le dédale des ruelles du quartier de la Belle de Mai. Arrivée sur place, nous sommes invité.es à suivre Magdeleine, la chargée de production du projet, à l’entrée du Couvent pour initier l’expérience. A peine le groupe constitué, elle nous attribue un bracelet coloré sans trop nous en dire plus.

Ce petit détail vient alors taquiner ma curiosité. Dans le groupe, une jeune femme brune aux cheveux courts arrive en retard. Elle semble un peu nerveuse. Elle attend une copine qui est quant à elle véritablement en retard. Pour Magdeleine, c’est rédhibitoire, on va devoir commencer l’expérience sans cette invitée mystère. Sur le coup, je peine à comprendre ce manque de flexibilité mais fini par me raviser. Le voyage peut alors commencer.

On nous invite alors à entrer dans le Couvent et à attendre devant une porte close. Derrière, des machines s’agitent. Des vrombissements d’aspirateurs ou d’une machine futuriste dont on ne connaît pas encore la forme.

Une fois la porte ouverte, Adelin et Frédéric nous accueillent, tout sourire, prêts à nous intégrer dans leur expérimentation. Frédéric est particulièrement volubile contrairement à Adelin, taciturne, jaugeant le public avec distance et une pointe de sarcasme. Sur le mur, une phrase résonne tout particulièrement en moi, comme un indice de l’expérience qui a suivre : la vision est un trouble de l’audition.

Très vite, nous sommes invité.es à nous placer en groupe de deux afin de tester avec nos deux hôtes tantôt la texture de pierres et de papiers à l’aveugle, tantôt notre capacité à déceler le son d’un la. Cette première phase de test, proche du conditionnement physique et psychique, se clôture par des jeux d’équilibre et d’endurance.

Soudain, l’expérience se corse. Nos deux meneurs de jeu décident de nous visser sur le crâne ce qui semble être des lunettes de réalité virtuelle. Je comprends vite que cette machine est reliée à un casque qui obstrue et révèle la vue sans pour autant projeter des images. Une forme d’anti-VR finalement, qui nous pose dans une situation de vulnérabilité tout en nous permettant d’enclencher, à mesure de l’avancée de l’activité, une chaîne d’entraide collective. Nous voici déambulant, se tenant les mains les uns, les autres, chacun.e ayant une vue différente et donc un rapport au réel différencié.

Puis trou noir. Je suis capturée de mon groupe. Impossible de savoir qui me guide.
Le contact est doux, la personne me susurre à l’oreille des paroles incompréhensibles. Il est question de rapport au temps. A ce moment précis, j’avoue m’être senti flotter, mise à distance. Plus de cadre, plus de temps. Je me raccroche à la sensation du vent me caressant le visage, aux crépitements des branches sous mes pieds, au chant des oiseaux que j’entends à ce moment très distinctement. Je me laisse bercer par l’instant. Douce confiance aveugle. Puis d’un coup, notre pas de deux s’arrête.

On me retire le masque qui me bandait encore les yeux. Le visage de Camille apparaît. Douce complice de ce jeu immersif qui n’a pas encore dévoilé toutes ces étapes. Là, Camille me dit qu’elle doit me quitter et m’invite à me diriger vers un banc, devant la chapelle, où un livre à la couverture orange d’Agatha Christie m’attend patiemment. Je décide de le saisir et me lance dans la lecture des premières lignes.

La porte s’ouvre et une personne m’invite à pénétrer dans la Chapelle sombre. Je reconnais de loin la structure de l’installation de Sabrina Calvo. On me place un nouveau casque sur la tête. Cette fois-ci, une forme de spectre lumineux déformant les perspectives s’affiche. Mes mains apparaissent dans les lunettes, des petites mains blanches, comme gantées, détachées de tout corps.

Je suis alors invitée à déambuler dans ces dédales de fil. Je pénètre dans le labyrinthe. A ce moment-là, je sens mon corps pleinement se prêter au jeu, je me sens candide, petite fille, en confiance dans cette toile tissée par l’artiste. Je veux jouer. Lorsque je touche du bout des doigts ce qui m’entoure, des cloches se mettent à teinter, à sonner. Je suis enveloppée de sons et de couleurs et je sens au plus profond de mon être que ce sentiment me réjouit. Au bout d’un moment, je parviens à sortir de ce monde parallèle.

Je claque la porte. Une jeune femme vient me surprendre et me demande de créer un vortex avec un tissage de fil qu’elle dispose sur mes doigts. Elle m’a perdu. Me voici coincé à devoir exécuter cette consigne que je ne comprends pas et que je fais mine de réaliser. La présence de Gilles dans le couloir, enroulant un câble sur plusieurs mètres, me sort de ma torpeur.

Nous sommes invitées dans une petite pièce, sorte de chambre ou peut-être de salon dans lequel des énigmes se seraient glissées. Dans ce huis clos, deux chaises et une table sur laquelle sont disposés deux carnets, des fruits, des plumes, des sachets de thé nous attendent. En se rapprochant un peu, on remarque avec Gilles deux drôles de consignes : rendre vivante une nature morte et faire une nature morte avec du vivant. De quoi nous laisser mi-dubitatifs, mi-hilares.

Là, la porte s’ouvre.

Une femme très grande, brune, très élégante, vient inspecter la scène et nous proposer deux choses : pour ma part de réaliser un dessin derrière un tableau, pour Gilles d’analyser la nature des fleurs présentent dans la pièce.
La scène est absurde. Tout devient confus.

Où sommes-nous ? Que se passe-t-il ?
Les limites sensorielles deviennent floues.
Sommes-nous dans le vrai ?
Sommes-nous dans le réel ?
Quand va-t-on sortir de ce labyrinthe temporel ?

Les incohérences s’entrechoquent dans ma tête.
Plus rien.

Vendredi 20 janvier : L’éveil

10h. Je reviens au Couvent pour cette fois-ci observer les performances que j’ai testées la veille. Je suis encore confuse. Je tente depuis cette nuit de décrypter d’un œil critique ce qui s’est passé mais je n’arrive à rien. Ils m’ont eu.

Aujourd’hui, la journée se présente comme une revanche, une manière de comprendre le pourquoi d’une telle bascule dans une autre réalité. Je vais pouvoir à mon tour me poster en observatrice de la scène, situer mon regard en coulisse pour comprendre les ficelles d’une telle machination.

Je suis invitée à suivre un groupe de participant.es venu.es vivre cette expérience pour la journée. Dans l’assemblée, certain.es ont pu tester la première partie du projet l’été dernier. Iels sont donc très curieux·ses de découvrir ce que le Collectif est encore capable de produire. Magdeleine me présente au groupe en tant que journaliste. Je vois dans les yeux des participant.es que ma présence intrigue. Il est temps de commencer le Test Sutherland.

Je les regarde.
Ils s’évertuent à répondre aux consignes laissées par Adelin et Frédéric. Je les perçois à cet instant précis comme des marionnettes, gauches, prises dans les rouages d’une grande expérimentation de psychologie sociale à la Milgram. On joue d’elleux. On joue de nous en permanence et notre première couche de perception ne nous permet pas de prendre conscience de la manipulation.

Un autre aspect du projet me saute alors aux yeux. Dans ce dispositif, nous sommes les acteur·ices d’une pièce de théâtre qui s’écrit sans cesse, un work in progress composite. D’un côté, tout est ficelé, orchestré par le Collectif et dans un même mouvement, tout s’écrit dans l’instant. La maîtrise de la situation est dans les mains du groupe mais personne à ce stade n’en a conscience.

Les couches de réalités, de sens, de temps s’entrecroisent dans ce projet, mais un éveil est possible.

Par la prise de distance.
Par le point de vue critique.

Comme une plongée dans notre société pour ainsi dire. Une plongée dans notre réalité.