A l’invitation du collectif deletere, la résidence durant Réalité(s)² a été, en ce qui me concerne, un déplacement à plusieurs niveaux : géographique, physique, sensoriel, perceptuel, mental.

Déplacement local, qui m’a conduit d’un espace du quartier de la Belle de Mai, la Friche, où je réside, à un autre, le Couvent Levat, où j’entre peu, pas assez, peut-être par égard, pudeur, mémoire, de ce couvent où des religieuses étaient cloîtrées, et que j’ai donc longtemps aperçues de loin, sans jamais les voir, ou parfois seulement une silhouette, un uniforme, l’habit clérical. Étrange familiarité. Mystère. Monastère. Au féminin.

Une autre communauté habite maintenant le couvent Levat : communauté (mixte) d’artistes, qui créent, accueillent, cultivent, font vivre, le lieu. Une alternative à la cure – au sens de soin – des religieuses. Une aventure.

Déplacements autres, donc, que cette traversée physique et sensible des lieux et des œuvres rassemblées sous le titre de Réalité(s)², à parcourir, ressentir, interpréter : ceux de ma compréhension, appréhension, sensation, de réalités, multiples, nombreuses, diverses, que nous traversons, quotidiennement, automatiquement, ou distraitement, rêveusement.

Déplacements des habitus, dérèglement des sens, cher à Arthur Rimbaud, excentricité sensorielle, décrite par Raoul Hausmann, et l’on pourrait citer bien d’autres auteurs et artistes modernes et avant-gardistes qui se sont consacrés à l’ouverture des sens (de Charles Baudelaire à John Cage, en passant par le surréalisme, la Beat Generation…). Où il s’agit la plupart du temps d’étendre la perception de la réalité, de déconstruire l’éducation, de dépasser la rationalité, de critiquer la modernité occidentale, d’ouvrir des visions nouvelles, ou, plus modestement, pour chacun de retrouver des capacités à sentir et à vivre, comme l’écrivait Segalen à propos de l’exotisme, qu’il définissait comme la rencontre de l’Altérité, comme la sensation du Divers : exo, tout ce qui est hors de soi, ou bien en soi mais inconnu, inexploré. Et dont il faudrait goûter la saveur, dont il faudrait prendre soin.

Cette expérience, et sa restitution, sous forme de texte, est relative à la traversée que m’a permise Réalité(s)², l’exercice des œuvres, le temps de ces journées, les rencontres inattendues, les altérations et altérités performées, aussi contraignantes que réjouissantes, les stimulations appareillées, les inventions et les fictions, les machineries et machinations…

Pour finir, ou plutôt commencer, je citerai cette phrase de l’artiste Brion Gysin, qui a été à l’origine de la création d’une machine singulière, la «Dream machine» : J’ai eu un déchaînement transcendantal de visions colorées aujourd’hui, dans le bus, en allant à Marseille. Nous roulions sur une longue avenue bordée d’arbres et je fermais les yeux dans le soleil couchant quand un flot irrésistible de dessins de couleurs surnaturelles d’une intense luminosité explosa derrière mes paupières, un kaléidoscope multidimensionnel tourbillonnant à travers l’espace. Je fus balayé hors du temps. Je me trouvais dans un monde infini… (Journal de Brion Gysin, 1958)

Proche est la force des sensations éprouvées dans l’espace-temps de ces Réalité(s)² au début de l’année 2023.


De cette expérience, Gysin se demanda : Etait-ce une vision ? Que m’était-il arrivé ?

Une explication rationnelle, scientifique, viendra y répondre et susciter le désir de renouveler cet état hallucinatoire soudain : l’effet stroboscopique produit sur les paupières fermées par l’alternance de lumière et d’ombre à une vitesse rapide et régulière est générateur de couleurs, d’images, de visions, de figures. Le cerveau est stimulé de ces impulsions sur le nerf optique, impulsions semblables à la fréquence des ondes qui y sont présentes pendant la relaxation de veille ou le sommeil profond. En discutant avec le jeune ingénieur Ian Sommerville, ce dernier se mit à fabriquer une machine à oscillation, face à laquelle il décrit des sensations visuelles similaires à celle de Brion Gysin. De fait, en 1960, ils réalisèrent ensemble ce qui sera nommé la « Machine à rêver », amenant selon Gysin les gens à voir, en étendant les limites de la vision.

Brion Gysin devant la Machine à rêver

Cette invention, toute bricolée soit-elle, est une technique simple et complexe à la fois. Simple dans sa fabrication : un cylindre de papier fort, ajouré de motifs réguliers, au centre duquel se trouve une ampoule allumée, tourne sur la platine d’un électrophone à une vitesse de 78 tours par minute. La rotation du cylindre entraîne un phénomène stroboscopique (flicker). (Extrait de la notice par S. Duplaix pour le Centre Pompidou). Complexe dans ce qu’elle produit : visions intérieures, projections lumineuses, couleurs et formes infinies, abstractions et géométries… seulement « par l’activité de votre propre cerveau » commentait encore Gysin.

Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la couleur ? Qu’est-ce que la vision ? Ces vieilles questions demandent de nouvelles réponses, quand, à la lumière de la Machine à rêves, quelqu’un voit tout l’art abstrait, ancien et moderne, avec les yeux fermés. Et une révolution pour son créateur : Dans l’histoire de l’art, dans l’histoire de la magie et de la science, dans l’histoire du monde, un seul objet a été conçu pour être regardé avec les yeux fermés. (commentaires de Brion Gysin aux plans de la « Machine à rêver »)

La « Dream Machine », telle un studio de production, un atelier de création. Vous êtes l’artiste quand vous approchez une Machine à rêver les yeux fermés. Ou tout homme est artiste, pourrait-on affirmer ici d’après la phrase de Joseph Beuys, ou du moins lorsque chacun(e) est en état de générer ses propres visions, comme en état de sommeil, dans le rêve nocturne. Or rêve nocturne et rêve diurne, ou rêve éveillé, et encore rêve lucide, forment la vie de la conscience, et de l’inconscient. L’activité cérébrale fonctionnant dans tous états, états divers, modifiés, à énergies variables.

Avec la « Machine à rêves », les fonctions hallucinatoires et visionnaires sont augmentées artificiellement, éveillant tous les sens, ouvrant à toutes sensations, dans un flux d’images inconnues, dans une sensorialité incongrue, dans une perception aigüe. Au- delà des cinq sens, par-delà la physiologie, ou à rebours des orientations et des formations établies.

Je dirais que les machines techno-sensorielles des Réalité(s)² de deletere activent cette nécessaire désorganisation des sens. Elles meuvent et émeuvent une sensorialité intérieure, silencieuse, qui se découvre, se comprend, s’apprend, lors de l’expérience avec les appareils. Des réalités somatiques s’y extériorisent. L’appareillage technique, en effet, forme et déforme, fonctionnalisme et défonctionnalise les sens, automatise et désautomatise la sensation et la sensibilité.

Avec et par les inventions, envers la normativité introduire l’excentricité, vers une culture et une civilisation renouvelée, vers une organicité régénérée ! Vers le dépassement et l’élargissement de toutes les facultés, cellulaires, nerveuses, aperceptionnelles… écrivait Raoul Hausmann, qui imaginait d’autres capacités humaines que les cinq sens. Alors que l’application massive des ordinateurs et des méthodes cybernétiques provoquerait le renoncement des qualités primordiales de l’homme. (Raoul Hausman dans « Sensorialité excentrique »,1970)

La « Dream machine » ou « Machine à rêver », et les réalisations et dispositifs techno-sensoriels proposées par le collectif deletere, ne sont pas qu’engins, inventions ingénieuses, ou machines célibataires : elles sont des œuvres, ou bien la machinerie, l’appareillage, pour la génération d’œuvres par le spectateur lui-même – peut-être, d’une certaine façon, l’accomplissement de la phrase de Marcel Duchamp sur le regardeur faisant le tableau ; et le roto-relief qu’il inventa provoque aussi des troubles visuels et, par effet, sensoriels – pour un élargissement de la sensibilité, stimulée par des artefacts, des dispositifs et dispositions, vers une attention, une disponibilité, à l’intériorité et à l’extériorité.

Un exemplaire de la « Machine à rêver », aisément reproductible par chacun, est conservé au Centre Pompidou. Appelant activation ou renouvellement de cette réalisation technique et artistique si novatrice, et peut-être pionnière d’une certaine réalité virtuelle, ou augmentée. Alors que l’un des cinq sens est obturé. Et quel sens, celui la vue !

Au primat de la vue, fortement ancré dans la culture occidentale, se substituent les hallucinations, les apparitions spectrales, les images de rêves… A la matérialité perçue depuis la réalité extérieure, s’éprouvent des phénomènes virtuels, se projettent des visions intérieures, inexistantes, id est n’existant que dans la conscience, ou depuis le cerveau. Et laissant place à d’autres réalités. D’autres relations au monde, à l’environnement. A une immersion alternative.

Que font les œuvres présentées dans Réalité(s)² à notre vision, perception, sensation, de soi-même et de l’environnement, de soi-même dans l’environnement, à notre appréhension sensorielle et sensible de la réalité ?

Elles altèrent, intriguent, dérangent, désorientent et réorientent les fonctions et les facultés, elles régénèrent les corps et les esprits, les organes, physiques, sensoriels et sensibles, en proposant des immersions attentives et curatives. Où les technologies sont les instruments – organon en grec – d’exploration de la psyché humaine usant pour cela de rituels techno-sensoriels, intimant au spectateur de participer à une expérience réelle et virtuelle, se situant entre science et fiction.

Ces machinations aveuglent et éblouissent à la fois, telle la « Machines à rêves » de Brion Gysin et Ian Somerville, duo de collaboration entre artiste et ingénieur. Les Réalité(s)² du collectif deletere, artistes, codeurs, bricoleurs, auteurs, développeurs…, artistes et artisans des technologies numériques, disposent et composent un ensemble de créations technologiques et artistiques qui sont autant de parcours à la recherche d’une qualité perdue dans nos corps à corps quotidiens avec les dispositifs (d’après formule du philosophe Giorgio Agamben), à la recherche d’une intelligence devenue trop artificielle, d’un temps perdu de l’attention, capturée et aliénée par les algorithmes industrialisés et marchandisés.

Si le pan-écranisme du numérique s’est intensifié et a modifié les interactions humaines, médiées par la temporalité 24/7 du web, par une augmentation des applications de toutes sortes, par des solutions technologiques pour tous les aspects de la vie, des formes d’immersions et de relations alternatives avec les dispositifs seront salvatrices.

Dans ce sens, deletere donne à expérimenter d’autres Réalité(s)² via les créations proposées : Proserpine de Sabrina Calvo par écran et casque de réalité virtuelle dans une installation immersive de mode, une fiction, et un personnage restauré et régénéré ; Le test Sutherland de Adelin Schweitzer via le Black Up Display, prothèse polysensorielle d’occultation optique, dans un dispositif embarqué pour un parcours aveuglant, devenant tactile et auditif, solidaire surtout ; Transvision de Gaëtan Parseilhian et Lucien Gaudion, en explorant soigneusement la proprioception via des perceptions lumineuses, thermiques, auditives. Ces créations et fictions interrogent à leur manière, et notamment, la fonction de la vue, en la perturbant et en faisant place à d’autres sens. Ainsi, ces réalités appareillées ne s’imposent plus à notre perception, en la formatant et la prédisant, en la contrôlant, mais ouvrent à des projections et des visions, des sensations et des impressions, singularisées plutôt que systématisées, bienveillantes plutôt que surveillantes.

Proserpine de Sabrina Calvo, dessin
Le test Sutherland de Adelin Schweitzer, photo de l’expérience
Transvision, de Gaëtan Parseihian et Lucien Gaudion, photo de l’installation

Brion Gysin aurait souhaité que sa « Dream machine » remplace la télévision. Elle éveillait les sens plutôt que de les anesthésier. Le collectif deletere, par des réorientations des finalités technologiques numériques, éveille les télé/visions des écrans actuels, et des possibles virtuels, non seulement artificiels, mais en puissance présents en chacun de nous, et dont les œuvres, les dispositifs, les inventions, les créations, fictions et installations, nous mettent en capacité d’être les activateurs.

Une mise en œuvre individuelle et collective. Une histoire de l’art, et des techniques. De la sensorialité et de la sensibilité.