C’est un tombeau. Simple lit d’écorce ou sarcophage de protection en titane résistant aux radiations. Aux ondes radio, aux incantations. Aux voix assourdissantes et aux prières muettes. Un amas naturel de substances toxiques prenant la forme des corps qui s’approchent – ou de leur double animal. Un bloc de pierre aux formes incompréhensibles, moulé sur un réseau de neurones divergents. C’est un monticule végétal recouvert d’inscriptions – certaines illisibles, érodées par le vent, le sable, les éraflures de balles ; d’autres écrites à la craie d’une écriture fine et régulière, donnant l’impression d’avoir été tracées la veille, mais déjà presque effacées.
Tout est déjà presque effacé, dit-il.
C’est un mur envahi d’herbes folles, orné de dessins – graffitis maladroits, bas-reliefs gravés à la hâte formant frise mélancolique. C’est un un écran tactile sur lequel clignotent et disparaissent des signes, comme balayés par une main invisible. On ne peut les lire qu’en plaçant sa tête et ses yeux et tout son corps dans une position bien particulière. Dans toute autre position, ce ne sont pas des mots mais des grincements, réveillant certains rêves qu’il vaut mieux ne pas réveiller.
En collant son oreille au mur, on peut distinguer, certains soirs, un message d’avertissement automatisé, prévenant du danger d’ouvrir les yeux et de changer les ombres d’emplacements.
Les signes écrits sur les murs ressemblent aux vieilles comptines des vieux enfants, dit-il. Mais ce sont juste de vieilles menaces.
C’est lui, allongé dans le noir, à toute heure du jour, aveugle aux couleurs comme au temps. Ressentant les couleurs directement dans ses nerfs, le temps grésillant faiblement à la surface de sa peau. Non plus couleurs, ni temps, mais matière dense circulant dans ses veines directement. Privé de vue, de mouvement, mais conscient que certaines zones de son corps commencent à voir et d’autres, d’ordinaire immobiles, à bouger.
J’ai écrasé jusqu’aux syllabes de mon nom, dit-il, pour ne pas être repéré.
Il ne peut plus changer l’ordre des phrases mais il peut encore parler aux morts à travers le tissu des lèvres. On peut l’entendre qui murmure tout seul dans le désordre des fréquences.
Préhistoire et futur. Chiures de mouche et cailloux de salive collés au mur. Notre musique dans les échafaudages du temps. Nom inconnu. Langage inconnu. Réel étouffé.
a.
Il est entré par l’entrée dérobée. Le chemin des ondes, qui appelle et qui repousse. Dimension-dissolution, jointure mal rebouchée. Il est entré par la porte diagonale, se baissant pour passer la courbe rugueuse du béton, s’éraflant aux ronces, aux buissons de bruyère, laissant derrière lui les circonvolutions colorées et les inscriptions délavées qui ornent le trou béant qui mène à l’intérieur.
Une fois dedans il s’est avancé à tâtons, aimanté par les images venues du dedans, étiré par la marée qui chuchote au dehors. Diagramme de sensations qui s’entrecroisent. Paquets de mémoire telles des aiguilles qui viennent se planter directement dans sa peau. Flexible, extensible. Constellée de signes.
A mesure qu’il s’enfonce dans les couloirs, que l’obscurité se fait plus dense, il commence à sentir les effets de la décomposition moléculaire, desserrant l’étau compact de la chair ; multitude de particules élémentaires qui rejoignent l’atmosphère ; partition microscopique de chacune de ses molécules qui chantent, retournant à leur état primitif.
Il n’y a pas de bouton, d’invite de commande, de protocole de décision. Seulement sa vision qui s’ouvre et se ferme à intervalles irréguliers, comme des influx lumineux charriant une matière indolore. Il perçoit, il entend, les visions et les sons se rapprochent et s’éloignent sans jamais se toucher. Il avance et recule en même temps dans l’espace, à rebours de lui-même, dans une direction que nul algorithme ne peut calculer.
Il n’a aucun moyen de connaître sa situation, pas plus que sa destination. Il se laisse porter par les vibrations qui remontent dans son dos, le long de sa colonne vertébrale, de ses bras, jusque dans ses doigts, sa langue, sa glotte. Vagues de chaleur. De froid. De chaleur. Palpitation des paupières tandis qu’il traverse les barrières de protection invisibles.
Il ne cherche pas à résister à sa propre évaporation. Il se concentre sur les trajectoires, la multiplicité des lignes de traverse et des indices scintillants. Il sera peut-être multitude à l’arrivée – paquets d’information à la dérive, seulement reliés entre eux par quelques ondulations basse-fréquence.
Il entends encore, au loin, la rumeur d’un drone vagabond, qui le cherche au milieu des collines. Lui ou l’un de ses doubles, ou l’une de ses réincarnations végétales.
Chaque herbe est un flûtiau. Chaque oiseau une antenne-relais, reliant les filaments de sa conscience passée à celle qui se projette dans l’obscurité.
Il ne compte plus dans ta tête. Sa bouche s’ouvre et se ferme au ralenti. Il sait que les chiffres et la linéarité du temps n’ont plus cours ici. Inutile de chercher à freiner l’explosion lente qui projette ses petits fragments de présent dans tous les sens.
Maintenant il sait qu’il est arrivé – tout au moins ce qu’il reste de lui. Les visions se stabilisent. La vibration s’atténue. La pression sur ses muscles et ses nerfs se relâche.
Il marche à l’envers. Il ressort du bunker ténébreux. Il rentre dans le tunnel lumineux. Son corps est allongé dans le noir, au milieu de la poussière et des fleurs qui régressent vers leurs racines.
1.
ils ont attendu la fin du jour
et nulle tempête ne s’est levée à l’horizon
ils ont rangé leurs casques à visée tremblante, passé leur sacoche
à l’épaule
ils sont retournés à la voiture et ont allumé les phares : ombres instantanées arrachées à l’immensité. Images agrandies par la peur, grignotées par la lumière, les perturbations électromagnétiques.
Ils ont attendu
avec la cornée lisse, les arbres secs d’hiver encore
ou d’autre chose qui sait – particules, maladie
noires,
les formes qui se dessinent dans la nuit, un peu au hasard
ourlées de noir, tous siècles confondus, pour plusieurs jours encore
et cependant,
ils ont attendu, réglés sur canal présence plate, pures ombres sans relief
(la rétine cherche à faire le point, commence à émettre des signaux contradictoires)
des rumeurs et des bruits, la lueur d’une cigarette, une coupure dans le flux
des phénomènes passagers brouillant la clarté du signal, comme une carte dont les lignes, les points, les noms se mettent à changer devant leurs yeux
(l’emplacement du futur a déjà changé trois fois de place et pourtant)
signal bip bip sur écran miniature
en stéréo le vent des choses éparses, tel ange mineur à demi-
mort ou simplement :
des antennes qui grincent,
l’étendue hors son axe
un horizon plat solitaire décomposé
plat solitaire décomposé – décor-fragment, plat solitaire le
nom des choses à peu près tu : dérive d’idiomes à la surface [du monde] comme herbes folles ou
panneaux signalétiques incompréhensibles ou
armée fossilisée au cœur des broussailles
iris qui se contracte sans raison
[des choses sans nom te griffent les bras mais bizarrement pas de sang ni
de douleur non
pas de rayon cosmique qui traverse la conscience à la nuit tombée
juste la chaleur écrasante qui transforme les pierres en oracles rougeoyant]
(tu recommences à parler la langue de l’enfance dans ton sommeil mais tu ne sais plus comment, au réveil, dessiner ses pattes de mouches)
maintenant ils se demandent vers où s’est déplacée la notion de danger, la notion de protection, de certitude
la notion de vision claire des choses
ils agitent leurs modules de contrôle à l’aveugle, traçant
dans l’air des formes simples et des formes compliquées
les points qui dansent sur l’écran noir ne parlent pas, poursuivent leur ronde aléatoire
refusant obstinément de livrer le moindre motif linguistique, géographique
ou tectonique
télépathie lente des contours de la conscience :
scanner les failles, les boucles, les répétitions, tous les signaux qui pourraient indiquer la présence, quelque part, du fantôme dont ils tentent de vérifier l’existence
ils ne savent pas si leur mission est de marcher sans but jusqu’au
bout de la poussière ou
d’inverser le cours du temps de
forcer les pans de matière solide que rencontrent
leurs membres
(image auto-générée d’une colline vagabonde avec nuages à perte de vue, parsemée de monticules gris-béton tournés vers l’horizon. Image
parallèle
d’un ancien couvent entouré de jardins à l’abandon, encerclé de buildings de toutes tailles et de toutes formes
l’herbe se met à pousser en temps réel, recouvrant tout, on peut entendre sa croissance amplifiée par 10, ça fait vibrer les doigts et les os, et la terre
elle s’émiette, très vite, vers le bas,
on voudrait la retenir
mais les mains s’émiettent avec, on se retrouve
terre-émiettée-corps-soluble-odeur-d’humus tout entier
poussière noire de soi en chute libre dans le trou du temps)
b.
Il est assis dans le noir. Dans le trou du temps. Il aperçoit de loin des visages vagues à l’autre extrémité, scrutant l’obscurité, comme penchés autour d’un puits.
Visages composés de lumière et d’ondes et de vitesses qui ne se croisent jamais.
La lumière est un phénomène ondulatoire qui transperce les pupilles, efface les empreintes digitales avant de repartir se perdre dans son propre négatif.
Corps et visages délavés, nettoyés, effacés, de toute éternité.
Il s’est enfoncé plus loin cette fois-ci, beaucoup plus profondément. A l’écart de tout paysage cohérent. Beaucoup plus loin, à rebours des formes et des schémas rationnels. Il a remonté le cours de son existence sans s’accrocher à rien, laissant affluer des images et des voix étrangères à mesure qu’elles le traversaient.
Le temps a fondu en lui, autour de lui, rideau de filaments luminescents et de traits d’ombre dévorants, faisant fi de toute peau.
Assis dans le noir, il fait passer des fils de laine entre ses doigts. Une fois par en-dessous, deux fois par au-dessus. Il ne sait pas quand il a commencé, ni pourquoi. A chaque nœud, c’est un peu de son histoire qui se remet à murmurer, capturant au passage les fragments d’autres histoires. Chaque fil vibre dans sa main, morse invisible qui palpite au creux de sa paume sans espoir de décryptage.
La dimension dans laquelle il se déplace ne lui permet en aucun cas de maintenir la stabilité de son image et de sa voix. Toute somme et toute soustraction
égale
à zéro
Il est entré dans le super-vide.
Au point creux. Sans personne pour le guider.
Momifié mais mobile,
Abscons mais conscient.
Il n’est plus qu’une sonde, un capteur ultra-sensible.
Les fils de laine forment une longue tresse qui s’étend à ses pieds. Ses mains sont minuscules. Ses yeux démesurés.
Le son d’une radio flotte entre les couloirs. Des voix étrangères entrecoupées de grésillements, de fréquences aiguës, de fragments de musique.
Le chuchotement volatile de l’entropie qui grignote la matière.
2.
ils allument la radio : stations fantômes répercutées dans les collines lointaines
parfois,
des messages reviennent aux oreilles des vivants après un cycle partiel de 24h, mais l’information a changé et les instruments de mesure et la forme des lettres
pluie dans l’oreille des m
orts // balise 1 // émetteur #12
, données inutilisables, code
corrompu
ils tournent le bouton, le tympan collé directement
à l’habitacle du véhicule
les voix qui rentrent dans la tête n’en ressortent plus elles
s’enfoncent, s’infiltrent dans les tympans, creusent les synapses,
laissant derrière elles une traînée de bruit qui appuie
en différents points de la conscience
pendant une fraction de secondes ils perçoivent quelque chose pas
une image juste un signal faible, le murmure
diffus d’une voix, peut-être celle (celles)
de celui qui, reclus quelque part, dissout entre les lignes
(celui qui) rêve (rêvait) dans un rebut de temps, les yeux cachés par un rideau de feuilles
par un casque de vision disloqué
celui qui médite dans un rébus de temps, privé de squelette solide
déplaçant les signes à l’aveuglette, recomposant à l’infini le canevas du présent
c.
Il était cette silhouette sans contours, arrimée à d’autres ombres. Signal faible parcourant les couloirs, les enfilades de chambres vides, toutes semblables. Dans certaines d’entre elles, il devinait une présence encore toute proche, flottant dans l’air telle une fumée inodore.
Il était ce simulacre qui se réveille dans le noir, le dos parcouru de vibrations, les oreilles remplies de bruits informes. Qui se met à tracer des signes dans l’air, faisant apparaître des entités qui refusent de disparaître et d’autres qui font mine de parler.
Et toujours ce silence dévorant les syllabes à peine sorties de ses lèvres.
Disséminé dans le labyrinthe de sa conscience, il se tient sur le seuil de plusieurs pièces. L’une est plus grande que les autres. Elle contient une table, un bouquet de fleurs sèches, un fauteuil – nature morte en attente. Un paysage est visible par la fenêtre, qui ne semble pas appartenir à la même trame. Non comme un tableau incrusté à la vitre, plutôt comme un flux qui s’interpose, un courant d’air soufflant d’une autre direction. Il distingue une étendue désertique, des silhouettes floues qui s’affairent autour d’un bâtiment en ruine.
Il passe le seuil, le mirage l’absorbe en tremblant, vidant son corps de toute sensation. Pur réceptacle vide, il s’assoit à la table et observe le paysage qui se transforme en accéléré par la fenêtre (jardins en friches, tours abandonnées, restes d’anciennes cités de verre qui se fendillent au ralenti).
Une femme apparaît à la porte. Sans dire un mot, elle désigne la table du doigt. Un petit carnet noir est posé à côté du vase. En l’ouvrant, il est assailli de motifs vivants, palpables, qui se mettent à danser devant ses yeux, traversant la rétine pour atteindre le nerf optique. Il le referme d’un coup sec. Lorsqu’il le rouvre, le carnet est vide.
Il se met à écrire, frénétiquement, des traits, des courbes, des lettres issues d’alphabets inconnus – comme si une voix intérieure lui dictait des coordonnées géographiques.
Un très vieil enregistreur à bande se met en marche derrière lui ; les bandes tournent dans le vide avec un doux frottement, mais il entend quelque chose. Un chœur de voix étouffées qui lui parlent. Ou qui écoutent. Peut-être le chuchotement de l’entropie qui grignote la matière.
3.
ils ne bougent pas, n’ont pas bougé : instant arrêté, temps [en trop] qui déborde
les instruments de mesure ont un rayonnement doux
ils émettent un léger bruit de fond, une oscillation lente qui fait vibrer la terre sèche
en regardant attentivement le décor, on pourrait se demander où se situe l’action
à quelle époque dans
quel pays
(pièces vides, jardins en friches, tours abandonnées, scintillements météorologiques)
(restes dévastés d’anciennes cités de
verre ou // autre matériau d’origine inconnue)
(lumière très intense du crépuscule sur les murs de pierre à demi effondrés)
en regardant sous un autre angle à travers la vitre
on remarque des détails troublants comme
des visages dessinés sur les murs, figés dans l’extase de l’effacement
des indices microscopiques, rappelant un monde analogique altéré : vieilles membranes de hauts-parleurs désossés, éclats de silex, bandes magnétiques entrelacées, rangées dans des caisses métalliques rouillées.
Ils triturent des boutons, enclenchent des interrupteurs, interfaces
liquides ou gazeuses qui se dissipent à peine effleurées,
générateurs fantômes pour voix sans âge
ondulations de nappes de son caressant la peau de l’horizon
la machine aveugle émet et reçoit, elle peut
s’emballer sans prévenir à tout moment
comme une soudaine surcharge de 0 et de 1 laissant une trace chimique dans le ciel
ou des symboles dessinés sur la terre sèche
grincement des grillons comme un couteau aiguisé sur le bord des nuages
en stéréo le vent des choses éparses, tel corps mineur à demi-
effacé ou simplement :
des antennes répercutant les messages en provenance de la zone grise
ils écoutent sans bouger
certaines musiques ne s’entendent pas, elles traversent directement les circuits nerveux sans s’arrêter
la machine continue à émettre quelques signaux faibles pour les
brindilles, l’eau qui dort, les voix qui pénètrent la couche superficielle de poussière
(image auto-générée d’un océan déchaîné avec nuages à perte de vue, d’une falaise tachetée de monticules gris-béton tournés vers l’horizon. Image
parallèle
d’une pièce sombre, où une silhouette est allongée sur un rectangle de toile suspendu à des sangles. Ses yeux sont fermés, sa poitrine se soulève lentement, plongé dans un semi-coma parcouru de bourdonnements tournoyant
des nappes de son se mettent à circuler, massant ses tempes, caressant ses muscles, faisant frisonner l’épiderme à la surface de ses membres. L’espace tout entier se met à vibrer, à se tordre, les dimensions superposées s’émiettent en un confettis de
micro-particules qui chantonnent
la silhouette clignote sur son hamac de fortune
résidu lumineux en chute libre dans le trou du temps
pluie automnale ou murmure général qui recouvre l’océan
avec un doux grésillement)
d.4.
C’est une pièce fantôme, accessible seulement lorsque la conscience atteint une certaine fréquence et commence à entrer en résonance. Un réceptacle qui accueille le corps tout doucement, le sépare de lui-même, tout doucement. On est dedans avant même d’avoir pu se préparer.
saturation du paysage à heure exacte
ils rentrent les chiffres étranges capturés à l’extérieur d’eux-mêmes
processus dense enclenché par contraction des poumons jusqu’au cri
Ça commence par une vibration dans les mains qui s’étend aux paupières puis à tout le visage. Les yeux ne savent plus rien. Les pupilles se contractent sans raison. Ça commence par la sensation d’un futur différé, qu’on discerne à la lisière du visible, envahissant progressivement tout le champ de perception.
La radio ne produit plus qu’un grésillement informe,
pourtant ils mettent le son plus fort
décimale violente, crâne sec
fonction-durée poussée au maximum
L’enveloppe corporelle se défait, nuage gazeux qui se transforme en labyrinthe coloré. Une main dédoublée cherche à attraper son image, tâtonne entre les éclats de lumière. Bientôt
la chaleur augmente mais pas la pression atmosphérique
oreilles envahies d’herbes folles, frottement de matière sèches, de brindilles arrachées à la nuit
la forme définitive du silence : un demi-cercle tracé au sol dans la poussière
Des bris de conscience voltigent dans la pièce sans dimensions, faisant dégringoler le corps d’une histoire ancienne dans une autre, sans fin. Il est devenu multitude chargée de récits, errant aux pourtours de lui-même dans un désert de signes
odeur calcinée du bruit
résidu lumineux en chute libre dans le trou du temps
Des blocs de souffle effleurent encore ses lèvres, en faisant sortir des mots réduits en bouillie. C’est comme un grand afflux de sang, toutes les vertèbres qui se tendent violemment sous l’action du vacarme
énumération consciencieuse des particules composant la matière
il se sent glisser vers le haut, aspiré par des doigts d’air qui chatouillent son squelette
la machine cyclique continue à égrainer les molécules de temps broyées
avec ce son régulier de métronome, comme un algorithme qui épelle des noms qu’il ne connaît pas encore
la mort n’est pas une anomalie
physique ni une mélodie,
c’est un minuscule accroc dans la trame du récit
Le vide central ne lui a jamais paru si dense.
Il marche à l’envers. Il ressort du bunker lumineux. Il s’échappe du tunnel obscur. Son corps est allongé dans l’herbe, au milieu de la bruyère et des fleurs qui s’allongent vers le ciel
pluie automnale ou murmure végétal qui recouvre l’océan
avec un doux grésillement
ils ont hoché la tête et replié l’antenne principale
: de gigantesques formations de nuages noirs s’amoncellent à l’horizon
contours abrasés du paysage murmuré à demi-mot
l’un après l’autre, ils ont pris leur sac à dos dans le coffre
et après s’être échangés un signe de la main, chacun s’est mis en route de son côté
comme si le territoire sous leur pas s’était morcelé en blocs disjoints
comme si le territoire sous leur pas consistait en autre chose qu’air, eau, feu, roche
la matière ne parle plus aucune langue humaine
ils poursuivent leur chemin
en trébuchant dans les éboulis, avec le même corps
les mêmes yeux fatigués
et des voix nouvelles susurrant entre les lèvres
C’est une pièce vide. Le calcul d’une idée par un algorithme abscons. Un trou béant dans le sarcophage de protection, laissant s’échapper des radiations, des exorcismes, des hallucinations. C’est un tas de tissu posé au sol, prenant la forme des rêves qui s’y enfouissent. Une enfilade de couloirs aux formes incompréhensibles, calqués sur un réseau de neurones divergents. C’est un mur d’enceinte recouvert d’inscriptions – certaines illisibles, érodées par le vent, la pollution ; d’autres écrites au marqueur d’une écriture grossière, donnant l’impression d’avoir été tracées la veille, mais déjà presque effacées.
Tout a déjà été effacé, puis recouvert, puis oublié, dit-il.
C’est un vaste jardin à moitié à l’abandon, où subsistent ça et là quelques statues de saints défraîchies, certaines tombées au sol, au milieu desquelles poussent des plantes aromatiques. C’est un un casque de vision abandonné dans l’herbe, sur un tapis de fleurs mauves et jaunes. Le moteur fonctionne encore au ralenti ; les orbites mécaniques bougent doucement au milieu des tiges, s’ouvrent et se ferment, détectant des indices de vie, comme un module de surveillance sur lequel clignotent et disparaissent des signes. On peut les décrypter en s’allongeant, la nuit sous les arbres, en plaçant sa tête et ses yeux et tout son corps à l’horizontale. Ce ne sont pas des visions ni des grincements, plutôt des rêves qui refusent de s’évanouir.
En collant son oreille contre la pierre des statues, on peut distinguer, certains soirs, un message d’avertissement automatisé, prévenant du danger d’ouvrir la bouche et de changer le cours du temps.
Les signes écrits sur les murs ressemblent au code binaire des vieux robots, dit-il. Mais ce sont juste de vieilles comptines.
C’est lui, allongé dans le noir, à toute heure du jour, aveugle aux voix comme au temps. Ressentant les voix directement dans ses nerfs, le temps grésillant faiblement à la surface de sa peau. Non plus voix, ni temps, mais matière dense circulant dans ses nerfs directement. Privé de vue, de mouvement, mais conscient que certaines zones de son corps commencent à entendre et d’autres, d’ordinaire immobiles, à bouger.
J’ai dissipé jusqu’aux contours de mon visage, dit-il, pour ne pas être capturé.
Il ne peut plus changer l’ordre des syllabes mais il peut encore parler aux ombres dispersées à travers le tissu des lèvres. On peut l’entendre qui murmure dans le désordre des fréquences, et toutes les voix éparpillées qui lui répondent.
Préhistoire et futur. Dessins d’enfants et concrétions de cris incrustés dans l’air. Notre musique dans l’armature du temps. Nom inconnu. Langage inconnu. Réel dédoublé.